Il me fallait être très attentif dans mes mouvements, car la lune brillait d'un tel éclat qu'on y voyait presque comme en plein jour.
Je marchai dans l'ombre de la maison jusqu'à ce que je fusse arrivé à la haie du jardin.
Je rampai à l'abri qu'elle me donnait et je parvins sans encombre dans le massif où je m'étais trouvé la nuit précédente.
Je traversai cet endroit, en marchant avec la plus grande précaution, avec lenteur, si bien que pas une branche ne se cassa sous mes pieds.
Je m'avançai ainsi jusqu'à ce que je fusse caché parmi les broussailles, au bord de la plantation.
De là je voyais en plein ce grand chêne qui se dressait au bout supérieur de l'avenue.
Il y avait quelqu'un debout dans l'ombre que projetait le chêne.
Tout d'abord je ne pus deviner qui c'était, mais bientôt le personnage remua, et s'avança sous la lumière argentée que la lune versait par l'intervalle de deux branches sur le sentier, et il regarda impatiemment à droite et à gauche.
Alors je vis que c'était Copperthorne, qui attendait et qui était seul.
A ce qu'il paraît, la gouvernante n'était pas encore venue au rendez-vous.
Comme je tenais à entendre autant qu'à voir, je me frayai passage sous les ombres noires des arbres dans la direction du chêne.
Lorsque je m'arrêtai, je me trouvai à moins de quinze pas de l'endroit où la taille haute et dégingandée du secrétaire se dressait farouche et fantastique sous la lumière changeante.
Il allait et venait d'un air inquiet, tantôt disparaissant dans les ténèbres, tantôt reparaissant dans les endroits qu'éclairait la lumière argentée filtrant à travers l'épaisseur du feuillage.
Il était évidemment, d'après ses allures, intrigué et désappointé de ne point voir venir sa complice.
Il finit par s'arrêter sous une grosse branche qui cachait son corps, mais d'où il pouvait voir dans toute son étendue la route couverte de gravier qui partait de la maison, et par laquelle il comptait certainement voir venir miss Warrender.
J'étais toujours tapi dans ma cachette et je me félicitais intérieurement d'être parvenu jusqu'à un endroit où je pouvais tout entendre sans courir le risque d'être découvert, quand mes yeux rencontrèrent soudain un objet qui me saisit au cœur et faillit m'arracher une exclamation qui eût décelé ma présence.
J'ai dit que Copperthome se trouvait juste au-dessous d'une des grosses branches du chêne.
Au-dessous de cette branche régnait l'obscurité la plus complète, mais la partie supérieure de la branche, même était tout argentée par la lumière de la lune.
A force de regarder, je finis par voir quelque chose qui descendait en rampant le long de cette branche lumineuse ; c'était je ne sais quoi de papillotant, d'informe qui semblait faire partie de la branche elle-même, et qui, néanmoins, avançait sans trêve en se contournant.
Mes yeux, s'étant accoutumés, au bout de quelque temps, à la lumière, ce je ne sais quoi, cet objet indéfini prit forme et substance.
C'était un être humain, un homme.
C'était l'Hindou que j'avais vu au village.
Les bras et les jambes enlacés autour de la grosse branche, il avançait et descendant, sans faire plus de bruit et presque aussi vite que l'eût fait un serpent de son pays.
Avant que j'eusse le temps de faire des conjectures sur ce que signifiait sa présence, il était arrivé juste au-dessus de l'endroit où le secrétaire se tenait debout, et son corps bronzé se dessinait en un contour dur et net sur le disque de la lune qui apparaissait derrière lui.
Je le vis détacher quelque chose qui lui ceignait les reins, hésiter un instant, comme s'il mesurait la distance, puis descendre d'un bond, en faisant bruire les feuilles sur son passage.
Ensuite eut lieu un choc sourd, on eût dit deux corps tombant ensemble, puis ce fut dans l'air de la nuit, un bruit analogue à celui qu'on fait en se gargarisant, et qui fut suivi d'une série de croassements, dont le souvenir me hantera jusqu'à mon dernier jour.
Pendant tout le temps que cette tragédie mit à s'accomplir sous mes yeux, sa soudaineté, son caractère d'horreur m'avaient ôté toute faculté d'agir en un sens quelconque.
Ceux-là seuls, qui se sont trouvés dans une situation analogue pourront se faire une idée de l'impuissance paralysante qui s'empare de l'esprit et du corps d'un homme en pareille aventure. Elle l'empêche de faire aucune des mille choses qui pourraient plus tard vous venir à la pensée, et qui vous paraîtraient tout indiquées par la circonstance.
Pourtant, quand ces accents d'agonie parvinrent à mon oreille, je secouai ma léthargie et je m'élançai de ma cachette en jetant un grand cri.
À ce bruit, le jeune Thug se détacha de sa victime par un bond, en grondant comme une bête féroce qu'on chasse de son cadavre, et descendit l'avenue en détalant d'une telle vitesse que je sentis l'impossibilité de le rejoindre.
Je courus vers le secrétaire et lui soulevai la tête.
Sa ligure était pourpre et horriblement contorsionnée.
J'ouvris son col de chemise. Je fis de mon mieux pour le rappeler à la vie. Tout fut inutile.
Le roomal avait fait sa besogne ; l'homme était mort.
Je n'ai plus que quelques détails à ajouter à mon étrange récit.
Peut-être ai-je été un peu prolixe dans ma narration, mais je sens que je n'ai point à m'en excuser, car je me suis borné à dire la suite des incidents dans leur ordre, d'une manière simple, dépourvue de toute prétention, et le récit eût été incomplet si j'en avais omis un seul.
On sut par la suite que miss Warrender était partie par le train de sept heures vingt minutes pour Londres, et qu'elle avait gagné la capitale assez à temps pour y être en sûreté, avant qu'on pût commencer des recherches pour la retrouver.
Quant au messager de mort qu'elle avait laissé derrière elle pour prendre sa place au lieu du rendez-vous, on n'entendit plus parler de lui. On ne le revit plus.
On lança son signalement dans tout le pays, mais ce fut peine perdue.
Sans doute le fugitif passait le jour dans une retraite sûre, et employait la nuit à voyager, en se nourrissant de débris, comme un Oriental peut le faire, jusqu'à ce qu'il fût hors de danger.
John Thurston revint le lendemain, et il fut stupéfait quand je lui fis part de l'aventure.
Il fut d'accord avec moi pour reconnaître qu'il valait mieux ne rien dire de ce que je savais sur les projets de Copperthorne et des raisons qui l'auraient obligé à s'attarder si longtemps au dehors pendant cette nuit d'été.
Aussi la police du comté elle-même n'a jamais su complètement l'histoire de cette extraordinaire tragédie et elle ne la saura certainement jamais, à moins que le hasard ne fasse tomber ce récit sous les yeux d'un de ses membres. Le pauvre oncle Jérémie se lamenta sur la perte de son secrétaire, et pondit des quantités de vers sous forme d'épitaphes et des poèmes commémoratifs.
Il a été depuis réuni à ses pères, et je suis heureux de pouvoir dire que la majeure partie de sa fortune a passé à son héritier légitime, à son neveu.
Il n'y a qu'un point sur lequel je désirerais faire une remarque.
Comment le Thug voyageur était-il arrivé à Dunkelthwaite ?
Cette question-là n'a jamais été éclaircie, mais je n'ai pas dans l'esprit le moindre doute à ce sujet, et je suis certain que quand on pèse les circonstances, on admettra, comme moi, que son apparition ne fut point un effet du hasard.
Cette secte formait dans l'Inde un corps nombreux et pressant, et quand elle songea à se choisir un nouveau chef, elle se rappela tout naturellement la fille si belle de son ancien maître.
Il ne devait pas être malaisé de retrouver sa trace à Calcutta, en Allemagne et, finalement, à Dunkelthwaite.
Il était sans doute venu l'informer qu'elle n'était pas oubliée dans l'Inde, et qu'elle serait accueillie avec le plus grand empressement si elle jugeait bon de venir retrouver les débris épars de sa tribu.
On pourra juger cette supposition un peu forcée mais c'est la manière de voir qui a toujours été la mienne en cette affaire.
VII
J'ai commencé ce récit par la copie d'une lettre; je le finirai de même.
Celle-ci me vint d'un vieil ami, le Docteur B. C. Haller, homme de science encyclopédique et particulièrement au fait des mœurs et coutumes de l'Inde.
C'est grâce à sa complaisance que je suis en état de transcrire les divers mots indigènes que j'ai entendu de temps à autre prononcer par miss Warrender, et que je n'aurais pas été capable de retrouver dans ma mémoire, s'il ne me les avait rappelés.
Dans sa lettre, il fait des commentaires sur le sujet que je lui avais exposé quelque temps auparavant, au cours d'une conversation.
« Mon cher Lawrence,
« Je vous ai promis de vous écrire au sujet du Thuggisme, mais mon temps a été tellement pris que c'est seulement aujourd'hui que je puis tenir mon engagement.
« J'ai été fort intéressé par votre extraordinaire aventure et j'aurais grand plaisir à causer encore de ce sujet avec vous.
« Je puis vous apprendre qu'il est extrêmement rare qu'une femme soit initiée aux mystère du Thuggisme, et dans le cas qui vous concerne, cela a pu arriver parce qu'elle avait goûté soit par hasard, soit à dessein, le goor sacré, qui est le sacrifice offert par la bande après chaque assassinat.
« Quiconque a fuit cela peut devenir un « membre actif du Thuggisme, quels que soient son rang, son sexe et son état.
« Comme elle était de sang noble, elle a dû franchir rapidement les divers grades, celui de « Ttthaee, ou éclaireur, celui de Lughaee, ou fossoyeur, celui de Shumsheea, qui maintient les mains de la victime, et finalement celui de Bhuttotee, ou étrangleur.
« En tout cela, elle aurait reçu les leçons de son Gooroo, ou conseiller spirituel, qu'elle indique dans votre récit comme son propre père, qui fut un Borka ou Thug accompli.
« Une fois qu'elle eût atteint ce degré, je ne m'étonne pas qu'elle eût eu de temps en temps des accès de fanatisme instinctif.
« Le Pilhaoo, dont elle parle à un endroit, est un présage venu du côté gauche, lequel, s'il est suivi du Thibaoo,ou présage du côté droit, était regardé comme une indication que tout irait bien.
« A propos, vous parlez du vieux cocher qui vit l'Hindou sortant parmi les broussailles dans la matinée.
« Ou je me trompe fort, ou bien il était occupé à creuser la fosse de Copperthorne, car les coutumes des Thugs s'opposent absolument à ce que le meurtre soit commis avant qu'un réceptacle soit préparé pour le corps.
« A ma connaissance, un seul officier anglais dans l'Inde a été victime de cette confrérie, ce fut le Lieutenant Monsell, en 1812.
« Depuis, le colonel Sleeman est parvenu à l'écraser en grande partie, bien que l'on ne puisse pas douter qu'elle a une extension plus grande que ne le supposent les autorités.
« Vraiment. « les endroits ténébreux de la terre sont pleins de cruautés » et l'Evangile seul est en état de concourir efficacement à dissiper ces ténèbres.
« Je vous autorise très volontiers à publier ces quelques remarques, s'il vous semble qu'elles jettent quelque lumière sur votre récit.
«Votre sincère ami »
« B. C. HALLER.
BON WEEK END ET GROS BISOUS