L'amoureux qui s'échine encore et encore, sur son bureau dont on ne distingue bientôt plus ce qui est du décor, de la pile de travail "à faire", et moi jamais bien loin qui jette un oeil de temps à autre pour vérifier qu'il ne s'est pas endormi sur ses feuilles, je ne dors pas. Je ne dors toujours pas et ne dormirai toujours pas tant qu'il ne sera pas écrasé de fatigue, le stylo encore à la main, marmonnant que tout va bien, qu'il arrive, qu'il va dormir hein.

Je ne dormirai pas tant que je n'aurai pas réussi à le mettre au lit, comme un môme en un peu plus grand, et tant pis si cela fait de moi un peu quand même une presque seconde maman.

Je sais qu'il sait et que nous savons tous les deux que je ne suis pas sa maman. D'ailleurs même elle, le sait. Si douce avec lui, si aimante, si chaleureuse avec les autres aussi. Une oasis de tempérance. Tellement loin de ma propre image sur ce dernier point !

La tempérance est une vertue que j'essaie de cultiver, à l'abri dans le jardin de ma paix intérieure. Jardin constamment mis en danger par les flammes voraces de mes peurs, de mes doutes, nourries à l'anxiété, cette tradition familiale, ce fardeau dont je me débat pour qu'il ne devienne pas une partie intégrante de moi.

Cette anxiété qui me pousse à cette heure tardive vers l'objet du crime. Cet objet que je ne devais déballer que dimanche, pour ne pas compromettre ma motivation... La balance. Objet de verre et d'acier. Toi, dont a si souvent dépendu la réponse à la question du dessert, ou de l'entrée, voire même du goûter. Toi l'objet de tous mes espoirs déçus, te revoilà à nouveau à portée de doigts. Toi, ou une autre des tiennes. Peu importe, chaque machine est égale à la suivante. Mécanique ou digitale, verre ou plastique, félicitations ou sanglots, espoir ou désespoir ? Arme sans gachette. Potence innocente sans corde ni noeud coulant, mais d'une redoutable efficacité pour celle qui aura "fauté".

La balance donc, celle toute neuve qui m'appelle comme la sorcière tenant la pomme empoisonnée à la petite Blanche Neige...  Nul doute que ce début de nuit se présentait ainsi sous un angle difficile à négocier pour mon cerveau anxieux et dramatiquement déprimé quand il est question de "ça".

Le "ça" étant ce truc difficilement avouable pour les êtres humains de sexe féminin occidentaux, qui chez-nous ose se mesurer en kilogramme, comme si finalement nous n'étions ni plus ni moins qu'un ballot de farine, un lot de patates ou un jambon bien gras à débiter en tranches, à toutes fins utiles.

Ce "ça" homonyme du petit-pois trognon mignon croquant et délicieux, mais qui pourtant n'est ni un lointain cousin, ni un ami de la famille.

Le Drame étant là encore la complexité du "ça" transcrit de façon arithmétique, qui lorsque ne satifaisant pas le pauvre petite être qui l'anime, il se voit hué, jugé, harcelé, affublé d'attributs infamants et intimé de fondre comme neige au soleil séance tenante, sous le coup de la menace bien peu efficace de restrictions budgétairo-gluco-lipidiques.

Oui, j'ai osé, j'ai outre-passé la limite que je m'étais fixé, de ce dimanche et paf je l'ai payé au prix fort. Sans solde ni rabais. On ne négocie pas avec "ça". Il est tel qu'il est, point.

Moche, hideux, énorme, aberrant, incompréhensible, terrifiant, injuste, désespérant, ingrat... Mais là. Alors on le note, dans un élan de fébrile soumission à sa supériorité numérique.

L'obésité et moi ne faisons qu'un. Encore. Une fois passé en revue les implications multiples de cette vérité des nombres, il faut aller se coucher, même si ce n'est pas vraiment pour dormir de suite. Fermer les paupières et mettre de côté les chiffres, les émotions, les douleurs et les peines. Se vider l'esprit pour récupérer son fardeau demain matin et se préparer à un long combat contre "ça".