Le téléphone est un objet qui a subit de multiples mutations depuis son invention par Alexandre Graham Bell. Au départ, c'est un meuble immense, solidaire d'un mur. On y parle à son interlocuteur debout. La brièveté est de mise.

Puis, il s'accoquine avec un fauteuil. Posé sur un guéridon, on peut y prendre ses aises. La communication devient discussion.

La mutation suivante le voit se diversifier. Dans ses formes, d'abord. Le cadran est abandonné et le clavier à touches s'impose. Les lettres qui accompagnaient le cadran et qui servaient d'aide-mémoire pour les numéros survivent à cette mutation. Il commence à manifester des désirs d'ubiquité : on le trouve dans le salon, dans la chambre et dans la cuisine.

Puis, le téléphone ne garde qu'un lien minimal avec le mur. Une petite base le rattache à la prise téléphonique et chaque base peut piloter plusieurs appareils. Le téléphone a des rêves de réseau

Dans le même temps, certaines professions ont un curieux petit appareil qui les rattache à un téléphone. Qu'il se manifeste, et son propriétaire sait qu'il doit appeler en urgence tel numéro. Des téléphones dits portables apparaissent - il vaudrait mieux dire "baggageables" car il faut une petite valise pour les transporter. Posséder un tel téléphone signifie immédiatement que vous êtes quelqu'un d'important

Enfin, le téléphone s' émancipe totalement de son mur d'origine. Il n'est plus nécessaire d'avoir une habitation pour avoir un téléphone. Le téléphone est "cellulaire"  (mais de quel organe, de quel corps est il la cellule ?), ou "portable" (mais vers quelles destinations ?) . Le réseau dont il rêvait se manifeste maintenant sous la forme de petites barres. Les lettres qui accompagnaient son cadran, puis son clavier, retrouvent enfin leur vraie utilisation grâce aux SMS*. Le public s'en est emparé avec la ferveur que l'on sait.

Tout au long de ses mutations successives, le téléphone s'est doté d'un écran et de fonctions de mémoire. Il a d'abord été possible de voir ce que l'on faisait sur le clavier, puis d'afficher les numéros entrants et sortants. Les fonctions de mémoire augmentant, le téléphone est devenu capable d'enregistrer les événements qui mais aussi des choses très différentes comme des images, des sons, et des textes.

Maurizio Ferraris *  fait de cette capacité d'enregistrement le coeur de son "ontologie du téléphone mobile" cet appareil est un instrument de construction de la réalité sociale. Maurzio Ferraris définit les objets sociaux comme des inscriptions, quelqu'en soit le support : magnétique, papier, ou même biologique. Il montre, de façon tout à fait probante, comment cette capacité d'inscription change, bouleverse même, notre rapport au téléphone, et donc au monde : "Il n'y a pas de hors texte". On y croise en effet Derrida, mais aussi Proust, Heiddegger, Derrida, Ikéa ou Kafka...

"Le mobile est seulement notre" : il permet d'atteindre partout un correspondant, et un correspondant uniquement. Même déconnecté, il dit quelque chose de son propriétaire. Il n'est même plus besoin de parler ou de lire les SMS : une sonnerie dit déjà "je pense à toi" ou "j'ai épuisé mon crédit, rappelle moi". En quelque sorte, nous sommes devenus nos mobiles.

Faut il s'en plaindre ?

* Ferraris Maurizio, T'es où ? Albin Michel 2006