BON LUNDI à TOUTES
BISOUS
60
millions de gros et moi et moi… Dr Jean-Philippe Zermati
(nutritionniste, Paris), Dr Gérard Apfeldorfer (psychiatre,
Paris)
Certes, le comportement alimentaire a pour fonction d’apporter
à notre organisme l’énergie et les nutriments qui
lui sont nécessaires. Mais ce n’est pas là sa seule
utilité. Il a aussi la charge de contribuer à notre
équilibre émotionnel et de nous identifier socialement,
de faire de nous une personne inscrite dans une culture, une
société, une époque. Or bien souvent quand on le
rappelle, ce n’est que pour mieux l’oublier. Les
régimes et les conseils nutritionnels qui obstinément
ambitionnent de nous apprendre à manger au nom de
l’intérêt supérieur de notre santé et
de notre poids le font bien souvent au détriment de ces simples
évidences et nous mettent parfois plus en péril
qu’ils ne nous secourent.
Les aliments protègent et réconfortent
Même
s’ils n’en ont guère conscience, les moins
stressés d’entre nous mangent aussi pour se
réconforter. Leur nourriture leur permet plusieurs fois par jour
de diminuer leur niveau de stress, d’atténuer leur tension
nerveuse. Chaque fois que nous mangeons, nous secrétons des
substances qui nous apaisent et nous rendent même plus
résistants à la douleur physique. Nous éprouvons
en mangeant des émotions agréables qui viennent
neutraliser d’éventuelles émotions négatives
ou tout simplement accentuer notre bien-être. Manger procure un
réconfort discret et si permanent que, comme un bruit de fond,
nous n’en prenons conscience que lorsqu’il cesse.
Surtout ces émotions positives ont le grand intérêt
de participer aux mécanismes de rassasiement et à notre
capacité à consommer les quantités
d’aliments qui correspondent à nos besoins
énergétiques. C’est dire si elles ne sont pas
superflues.
Quoi de plus naturel, alors, que certains, plus souvent que
d’autres, soient tentés d’utiliser ce moyen commode
et facilement accessible pour se soulager de leur angoisse, leur
colère, leur tristesse… Ils utilisent les aliments,
notamment les plus riches, les plus gras ou les plus sucrés,
comme un moyen de défense rudimentaire contre les agressions
psychiques dont ils sont victimes. Tant qu’il n’entrave pas
la vie psychique et ne met pas en péril notre poids ou notre
santé, pourquoi s’inquiéter de ce
phénomène. Un coup de blues ? Mars et ça repart !
Au repas suivant l’appétit sera réduit
d’autant et tout sera pour le mieux.
Cependant, pour que les choses se passent ainsi, il est
nécessaire de penser du bien de ce qu’on ingère.
Faute de quoi, cet effet de réassurance est perdu et, incapable
de trouver le réconfort, on ne parvient plus à
s’arrêter de manger ! Mais, du fait des évolutions
de notre relation à la nourriture au sein de nos
sociétés, on a tout à la fois de plus en plus
besoin de ce réconfort, et on parvient de moins en moins
à l’obtenir !
Deux changements importants sont responsables de cette situation: d'un
côté, les moyens de se réconforter sont moins
nombreux; de l'autre, la diabolisation des aliments fait manger
davantage.
Les autres moyens de se réconforter sont rares
D’une
part, les moyens de défense rudimentaires se raréfient.
Il y a peu d’années, il était encore possible de
calmer ses tensions en fumant une cigarette ou en buvant un verre
d’alcool. Comme les mœurs étaient moins
civilisés, pour passer leurs nerfs, certains pouvaient encore
s’en prendre à leur compagne, leurs enfants, leurs
employés, leurs subalternes ou tout autre plus petit que soi.
D’autres prenaient leur voiture et roulaient à tombeau
ouvert sur l’autoroute. Bref, il existait toutes sortes de
façons de faire baisser la pression qui, aujourd’hui, sont
devenus répréhensibles. Force donc est de se rabattre sur
les seuls moyens licites qui existent encore : les aliments et les
médicaments.
Ainsi, dans le contexte d’abondance et
de disponibilité alimentaire que connaissent les
sociétés occidentales, manger est donc devenu le moyen le
plus courant de lutter contre le stress.
La diabolisation des aliments fait manger davantage.
D’autre part, chaque jour de nouvelles études
démontrent les relations entre la santé et
l’alimentation. Ce qui modifie nos attentes à
l’égard de cette dernière.
Nous attendons dorénavant de notre alimentation qu’elle
augmente notre capital santé et ne nous fasse pas grossir.
Progressivement, l’idée que certains aliments sont bons ou
mauvais pour le poids s’impose à l’esprit de chacun.
Cette idée est largement renforcée par les messages de
santé publique qui font la promotion des fruits et des
légumes tout en incitant à la réduction des
aliments les plus riches. La conséquence de ces messages
simplistes est que chacun se croit autorisé à consommer
sans limite et en toute impunité les aliments «
diététiquement corrects », et ne sait plus manger
les aliments les plus nourrissants autrement qu’en
dépassant sa faim. Les aliments sont consommés avec des
émotions négatives, telle que la culpabilité ou
l’anxiété, qui empêchent le réconfort
de s’installer. Dès lors, les mécanismes de
rassasiement ne jouent plus leur rôle et l’individu finit
par ne plus être en mesure de manger les quantités de
nourritures qui lui seraient nécessaires. La plupart du temps,
il mange trop et grossit.
On sait aujourd’hui, depuis les travaux des psychologues de
l’alimentation, que tout aliment contaminé par une
substance considérée comme nocive sera consommé
avec culpabilité ou plus simplement rejeté. Or
désormais, le sucre et le gras sont mis au rang d’aliments
dangereux… Il est donc impératif que les pouvoirs publics
réfléchissent à des messages non stigmatisants.
La difficulté de manger sereinement, sans arrière
pensée, sans culpabilité, sans doute, semble
caractériser nos sociétés et empêche les
aliments de nous réconforter.
La diabolisation des aliments conduit à la stigmatisation des gros.
Toutefois
l’effet le plus dévastateur de la diabolisation des
aliments réside dans la stigmatisation des personnes qui les
consomment.
En 1995, deux psychologues, Carol Nemeroff et Richard
Stein, ont pu démontrer que les personnes qui consommaient de
« bons aliments », jugés non grossissants,
étaient créditées de caractéristiques
morales positives évoquant la maîtrise de soi et le
contrôle, alors que celles qui consommaient de « mauvais
aliments », jugés grossissants, étaient
affectées de caractéristiques négatives
évoquant l’absence de maîtrise et le laisser aller.
Ils identifiaient ainsi l’existence d’aliments dotés
de propriétés « biomorales ».
Par ailleurs, les campagnes de prévention ou les régimes
amaigrissants invitent les citoyens ou les patients, selon le cas,
à contrôler leur alimentation sur un mode volontariste. Il
leur faut se raisonner et manger en s’astreignant à un
contrôle mental qui définit les aliments qu’ils
doivent manger ou ne pas manger ainsi que leur quantité, leur
fréquence ou leur répartition tout au long de la
journée ou de la semaine. Ce que, précisément, il
n’est pas possible de faire sur une longue période. Cette
manière de manger, par opposition à l’alimentation
naturelle contrôlée inconsciemment par les sensations
alimentaires, entraîne inévitablement des pertes de
contrôle qui seront interprétées comme des
défaillance de la volonté et renforceront
l’idée que les personnes souffrant de problèmes de
poids sont elles-mêmes défaillantes.
Les gros, tout au long de leur vie, seront victimes de ces
préjugés et en subiront les conséquences. Ils
seront moqués à l’école, moins bien
notés que leurs camarades. Ils auront plus de difficulté
à réussir dans leurs études, seront
discriminés à l’embauche, progresseront moins et
moins vite dans leur carrière. Ils se marieront avec des
personnes de classe socio-économique inférieure à
la leur. Ils seront moins bien soignés par l’institution
médicale et seront maltraité dans les services publics.
GROS PLAN: les gros à l'index
— À Singapour, le ministre de la Santé a
proposé que chaque élève soit noté en
fonction de son poids. La note serait portée sur le bulletin
scolaire afin de permettre aux parents de suivre les progrès de
leur enfant.
— En Grande-Bretagne, le NIH, National Institute of Health
propose d’arrêter le traitement des personnes obèses
qui se refusent à changer leurs habitudes alimentaires. Les
hôpitaux d’Est Anglie annoncent quant à eux
qu’ils ne pratiqueraient plus d’opération de la
hanche chez les personnes obèses. On surveillera aussi davantage
les enfants, qui seront fréquemment pesés, et le cursus
scolaire comprendra des leçons obligatoires de
diététique.
La honte affecte l'estime de soi.
Ensuite,
la société leur inflige une une stigmatisation.
Stigmatiser consiste à faire honte et à porter sur
l’individu un jugement moral péjoratif. La honte
d’être gros est engendrée par le jugement des
autres, qui remet en question sa persona, le personnage social
qui nous représente à nos yeux et aux yeux des autres.
Elle atteint donc l’individu dans sa définition
même, dans son identité. Elle engendre un sentiment
d’illégitimité, de déchéance
privée ou publique. Elle ne peut pas être dite, ne peut
qu’être niée ou dissimulée. Elle
dévalorise toute réussite, remet en question les
investissements psychiques narcissiques, sexuels ou d’attachement.
La honte persiste même lorsque cesse l’humiliation, par
exemple même en cas d’amaigrissement. Elle peut être
réactivée à chaque nouvelle situation de rejet et
se potentialiser.
L’estime de soi est profondément affectée par la
honte, de même que les relations sociales. Chez autrui, les
manifestations de honte suscitent la pitié ou la compassion, la
gêne ou le mépris. La honte est difficile à dire,
mais aussi à entendre.
Un résultat contraire à celui escompté
Contrairement à ce qu’on pourrait attendre, le mauvais
sort qui est fait aux gros ne les dissuade pas de manger. Bien au
contraire.
D’une part, les déjà-gros rongés par la
honte d’être ce qu’ils sont, par la
culpabilité de ne pas manger ce qu’ils doivent, par
l’angoisse de continuer à grossir tant et plus chercheront
un réconfort malheureusement inaccessible dans une nourriture
qui ne fera que renforcer la mauvaise estime qu’ils ont
déjà d’eux-mêmes.
D’autre part, les "pas-encore-gros", hantés par la peur de
se trouver exclus de la société des minces, se voient
toujours plus gros qu’ils ne sont. 40 % des jeunes de moins de 15
ans ont déjà fait un régime. 70 % de la population
déclare être insatisfaite de sa corpulence. Ce qui est
bien supérieur au 40 % de personnes en surpoids ou
obèses. Convaincus qu’ « un poids qu’on ne
surveille pas ne peut qu’augmenter sans limite », tous
surveillent préventivement leur alimentation et adoptent des
comportements de restriction qui risquent fort de les conduire aux
prises de poids tant redoutées.
Si bien qu’en fin de compte, la stigmatisation empêche les
déjà-gros de maigrir et finit par faire grossir les
pas-encore-gros.
Les nouvelles névroses de la société occidentale
Les
racines de la honte faite aux gros sont à rechercher dans une
opposition dialectique : le consumérisme qui fonde nos
sociétés s’oppose à un puritanisme
hygiéniste.
Cette opposition ouvre la voie à une
névrotisation des comportements alimentaires : lorsque les
tentations sont nombreuses, que la satisfaction des désirs est
interdite, cela ne laisse place qu’à la frustration ou la
culpabilité. Au moment où les interdits sexuels perdent
de leur puissance, de nouveaux interdits se développent dans le
champ alimentaire. Ce n'est plus dans le domaine sexuel que se situent
les désirs exacerbés, les interdits sociaux, les discours
moraux, les transgressions follement excitantes, mais dans celui de
l’alimentaire.
Les obsessions ne sont plus sexuelles, elles sont alimentaires. Et il
est plus facile aujourd’hui d’avouer son
homosexualité que ses boulimies.
L’industrie agro-alimentaire peut alors jouer de plusieurs
registres afin de pousser à consommer. L’érotisme
alimentaire consiste à théâtraliser les
désirs, à mettre en scène l’aliment dans un
cadre raffiné, luxueux, à suggérer plus
qu’à montrer, à ne pas nommer mais à user de
métaphores. La pornographie alimentaire se caractérise
par son obscénité. On montre tout, sans distanciation,
sans fioriture. Le haut lieu de cette pornographie est le
supermarché, qui donne à voir des Himalaya de nourritures.
Aux origines du puritanisme diététique
La doctrine puritaine remonte au protestantisme du XVIe siècle
et a particulièrement prospéré en Amérique
du Nord. Dès les années 1830, apparaissent les premiers
discours nutritionnels, ce qu’on a appelé alors la New
Nutrition, qui associent les conseils pseudo-scientifiques et les
considérations puritaines et morales. Ainsi la viande,
l’alcool, les épices sont accusés
d’échauffer les esprits et de les rendre
vulnérables aux choses du sexe. Plusieurs courants se
succèdent, tous marqués par les mêmes
prétentions : améliorer la santé en même
temps que la moralité du pays.
Pour le Révérend Sylvester Graham, en 1834, la graisse
est de la chair en trop, et la chair nous rappelle notre condition de
mortels. Que l’on se garde du péché et on
conservera sa santé, on sera exempt des manifestations de la
vieillesse, voire de la mort. Il faut non pas obéir à ses
appétits mais les dominer. C’est à l’esprit
de commander à l’estomac et non l’inverse.
Ce sera une nourriture simple qui permettra de mieux juguler les appels
de la chair. Une alimentation saine sera composée de pain, de
céréales, de légumes, de fruits, d’eau et
d’un peu de crème fraîche. On ne prendra que deux
à trois repas par jour, on mâchera lentement et on se
gardera de grignoter entre les repas.
Un comportement alimentaire exemplaire devient le témoin
d’une bonne moralité. A l’inverse un comportement
déviant est le signe du vice.
Les savoir-faire remplacés par la science diététique
Dans
le même temps, la diététisation de notre
alimentation prônée par les pouvoirs publics conduit
à l’abandon des savoir-faire alimentaires traditionnels.
Les mangeurs traditionnels, dont les savoirs sont disqualifiées
par la nouvelle science diététique, deviennent des
consommateurs innocents, conduits à manger ce qu’on leur
dit de manger et qui se contentent de suivre les instructions. Ces
mangeurs-là sont particulièrement influençables,
que ce soit par le discours du puritanisme
diététique… ou par la publicité alimentaire.
On voit donc poindre le meilleur des mondes alimentaires, qui serait
celui où le corps médical, les instances en charge de la
nutrition nationale, la Sécurité sociale, les assureurs
privés, les industriels de l’agroalimentaire et les
médias, enfin responsables, ne tiennent plus qu’un seul
discours, celui d’une alimentation fondée sur des
postulats scientifiques indiscutables et cohérents.
Sous le régime de la nutrition administrée
Mais
ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est le fait que ce
discours issu du puritanisme hygiéniste est dorénavant
repris par les pouvoirs publics.
Après avoir
constaté que la simple information nutritionnelle ne suffisait
pas à modifier les comportements, les pouvoirs publics ont
décidé de réglementer. Nos comportements
alimentaires font maintenant l’objet de lois qui sont
discutées au Parlement. On y décide de supprimer les
distributeurs de produits alimentaires dans les établissements
scolaires. On y décide de taxer la publicité pour les
produits gras ou sucrés. De leur côté, les
assureurs distribuent des bonus à ceux qui consomment des
produits déclarés bons pour la santé.
Puis, face à l’échec de la méthode douce, on
en vient à la surveillance, aux prohibitions et aux punitions :
surveillance du poids et des consommations, mise en place de
différentes formes de prohibitions des aliments gras et
sucrés. Récompenser les bonnes conduites alimentaires et
punir les mauvaises, récompenser la minceur et punir
l’obésité, sont envisagées dans
différents pays occidentaux.
Les pouvoirs publics, avec le Programme national nutrition
santé, définissent un puritanisme alimentaire
d’État. Ils sont relayés par le corps
médical, par le corps enseignant, par certains médias.
Ecouter son corps, retrouver le plaisir
Rien de tout cela n’est inéluctable et il existe
d’autres solutions ! Face à des individus
acculturés, sans plus de référence
socioculturelle, devenus des mangeurs innocents et proies
rêvées de la publicité alimentaire et des
encouragements à consommer, il convient de proposer une
éducation alimentaire, fort différente de
l’information nutritionnelle. L’éducation
alimentaire, c’est la réhabilitation d’une
alimentation inscrite dans une histoire, une géographie,
inventive, joyeuse et conviviale. C’est aussi
l’apprentissage de la consommation de tous les aliments
qu’on aime, et le développement de la capacité
d’écoute de ses sensations de faim et de rassasiement.
Face à des individus, voire des familles entières ayant
des préoccupations excessives concernant le poids et les formes
corporelles, il s’agit de promouvoir une alimentation sans
interdit, où chacun est à l’écoute de ses
besoins et mange en fonction de ce qu’il ressent.
Enfin la lutte contre la stigmatisation des personnes obèses, la
réhabilitation du droit de vivre et de s’épanouir
quel que soit sa conformation physique, apparaissent comme des facteurs
fondamentaux de toute action des pouvoirs publics en matière de
lutte contre l’obésité.