pour LIerre et les adeptes de la Bretagne et de ses légendes
Merlin l'Enchanteur
Il était une fois, en Bretagne, une jeune femme qui mit au monde un bébé si velu qu'on n'en avait jamais vu de semblable. Elle demanda aux personnes qui l'assistaient de le porter immédiatement à l'église pour qu'il reçût le baptême.
- Quel nom voulez-vous lui donner ?
- Celui de son aïeul maternel, répondit la jeune femme.
C'est ainsi que le bébé fut appelé Merlin. Or, Merlin avait pour père un diable, ce que sa maman n'osait avouer. Tout en le berçant dans ses bras, elle l'embrassait malgré sa laideur et lui dit un jour :
- Parce que je ne peux désigner ton père, mon bébé chéri, tu seras appelé : « enfant sans père » et moi, selon la loi, je vais être condamnée et mise à mort. Pourtant, je ne l'ai pas mérité...
- Tu ne mourras certainement pas à cause de ma naissance. Merlin avait alors tout juste neuf mois. La stupéfaction de sa mère en l'entendant parler fut si grande qu'elle le laissa choir. Aussitôt, l'enfant se mit à hurler, ameutant tous les voisins qui voulurent connaître la cause de ce vacarme. La mère de Merlin aurait-elle voulu par hasard le tuer ?
- Figurez-vous que Merlin parle comme une grande personne, expliquait-elle à tous ceux qui l'interrogeaient. Comme Merlin gardait la bouche close, à présent, cela rendait la chose encore plus extraordinaire et plus mystérieuse. À la fin, certaines personnes, espérant l'entendre, le rudoyèrent.
- Ah ! dirent-elles, il eût mieux valu pour ta mère que tu ne fusses jamais né.
- Taisez-vous ! cria aussitôt le nourrisson, rouge de colère. Laissez ma mère en paix. Nul ne sera assez hardi, tant que je vivrai, pour lui faire du mal ou justice, hors Dieu. Si jamais gens connurent l'ébahissement, ce fut bien ceux qui entendirent ces mots. Et tous, sans exception, s'empressèrent de colporter la nouvelle à travers le village, tant et si bien, qu'elle parvint aux oreilles du juge. Or le juge se dit : « Peut-être ferais-je bien de me débarrasser de cette affaire que j'avais oubliée et de convoquer cette mère que je dois condamner à être brûlée vive. » Au demeurant, le juge ne croyait en rien tout ce qui se racontait. Aux questions gênantes qu'il lui posa, la mère ne put que baisser la tête jusqu'à ce que Merlin, qu'elle tenait dans ses bras, éternuât bruyamment et s'écriât :
- Ce n'est pas de si tôt que vous la condamnerez, monsieur le Juge...
- Ah ! fit le magistrat qui n'en croyait pas ses oreilles. Et tu vas me dire pourquoi, j'espère...
- Certainement, répondit Merlin imperturbable, car si l'on condamnait toutes les personnes qui ne peuvent avouer le nom du père de leur enfant, il y aurait ici quantité de gens qui seraient brûlés. Je le ferais bien voir, si je voulais. Et, ajouta le poupon belliqueux, je connais mieux mon père que vous le vôtre, monsieur le Juge, ne vous en déplaise... À ces mots, le magistrat, le rouge au front, se disait : « ce garçon est extraordinaire. Non, je ne puis le tuer. »
- Qui donc est ton père ? dit-il enfin de sa voix la plus douce.
- Un de ces diables qui ont nom incubes et qui habitent l'air. De lui, j'ai la science infuse et celle des choses faites, dites, et passées. Je connais également celles qui doivent arriver...
- Les choses faites, dites et passées... répéta le juge en tremblant. Et comme il ne devait pas avoir la conscience bien tranquille, il décida de laisser la mère de Merlin en liberté. Celui-ci vécut heureux et choyé auprès d'elle jusqu'à l'âge de sept ans.
La tour croulante
Il y avait alors en Bretagne un roi qui se nommait Constant. Il mourut bientôt en laissant deux enfants en bas âge : Moine et Uter Pendragon. Or, le sénéchal du royaume, un certain Voltiger, homme féroce, plein d'ambition, et qui briguait le trône, donna l'ordre de tuer les enfants. Uter Pendragon eut la chance d'échapper à cet ordre en partant clandestinement, avec de fidèles amis, pour une ville étrangère. Et Voltiger, se croyant sûr de pouvoir agir à sa guise, ne tarda guère à se faire couronner roi de Bretagne. Mais il n'était pas digne d'une aussi haute charge. Il n'aimait que les honneurs et point du tout ses sujets. Et ses sujets le savaient bien, qui haïssaient ses petits yeux au regard méchant, et sa bouche large et mince qui ne s'ouvrait que pour blâmer et punir. Voltiger, en dépit de cette impopularité qu'il sentait grandir autour de lui, était décidé à demeurer roi coûte que coûte. Aussi voulut-il, pour se protéger, faire bâtir aux portes de la ville une tour si haute et si forte qu'elle ne pût jamais être prise. Les maçons se mirent donc à l'oeuvre, mais à peine la tour commençait-elle de s'élever de trois ou quatre toises au-dessus du sol, qu'elle s'écroula. Voltiger convoqua ses maîtres maçons et contenant à peine son mécontentement, il leur commanda d'employer la meilleure chaux et le meilleur ciment qu'ils pourraient trouver. Et gare à eux si le travail ne s'accomplissait pas correctement ! Ainsi firent-ils, vous le pensez bien. Hélas ! quand elle fut presque achevée, une seconde fois, la tour s'écroula. Puis une troisième, et une quatrième. Si bien que les châtiments tombaient drus sur les maçons et que le roi enrageait de plus en plus. Finalement, dans la crainte de ne jamais voir sa tour édifiée, Voltiger s'avisa qu'il valait mieux s'adresser aux mages et aux astronomes qu'aux maçons. Après onze jours de graves discussions, ceux-ci persuadèrent le roi que la tour ne tiendrait jamais si l'on ne mélangeait au mortier le sang d'un enfant de sept ans, né sans père.
- Que douze messagers partent immédiatement à travers la Bretagne et ramènent un enfant qui réponde à ces conditions, ordonna Voltiger.
Un beau matin, l'un de ces messagers rencontra sur sa route des jeunes garçons en train de s'amuser. Parmi eux se trouvait Merlin. Et Merlin, qui connaissait toutes choses, s'avança vers lui et dit :
- Je suis celui que tu cherches, Messager. Enfant sans père dont tu dois rapporter le sang a ton roi.
- Qui t'a dit cela ? demanda le messager interloqué. Ce garçon ne ressemblait pas tout à fait aux autres garçons. Il n'avait pas le regard rieur et naïf des jeunes enfants.
- Si tu me certifies que tu ne me feras aucun mal, j'irai avec toi et je t'expliquerai pourquoi la tour ne tient pas, poursuivait Merlin. Mais je pourrais d'abord te montrer que je sais bien d'autres choses, ajouta-t-il négligemment.
- Vraiment ? dit le messager. Allons Parle... Et il regardait Merlin avec une méfiance non déguisée.
- Eh bien, il s'agit d'une tour que le roi Voltiger voudrait bâtir, mais la tour s'écroule toujours. Alors il a réuni des mages... Du geste, le messager l'interrompit. Il se disait : « ce garçon est extraordinaire. Non, je ne puis le tuer. »
- Viens avec moi, ordonna-t-il à Merlin. Et, saisissant le bras de l'enfant, il ajouta plus doucement : n'aie pas peur. Merlin, lisant dans sa pensée, accepta volontiers de le suivre. Auparavant, il alla embrasser sa mère qu'il rassura pleinement. Tout au long du chemin, le messager acquit la conviction que Merlin était l'être le plus prodigieux qui eût jamais foulé le sol breton et qu'il se devait, en conséquence, de le maintenir en vie. Seulement, quand il arriva à quelques kilomètres du palais, il se demanda comment il s'y prendrait avec Voltiger. Merlin aurait-il une idée ?
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- Dis au roi la vérité, répondit Merlin. Donne-lui l'assurance que je lui expliquerai pourquoi il ne parvient pas à bâtir sa tour. Ainsi fit le messager, si bien que le roi, intrigué au plus haut point, manda Merlin, lequel prononça alors ces mots :
- Sous les fondations de la tour, habitent deux dragons. L'un est rouge et l'autre est blanc. Quand le poids de la tour devient trop pesant pour eux, ils éprouvent le besoin de se retourner. C'est à ce moment que les murs s'écroulent.
- Dans ce cas, il ne reste qu'une chose à faire, dit le roi, creuser le sol. Et aussitôt des ouvriers se mirent au travail. Dès qu'ils atteignirent la base des fondations, ils trouvèrent deux énormes dalles qu'ils soulevèrent. Merlin avait raison : deux dragons en sortirent qui se jetèrent sauvagement l'un contre l'autre. Stupéfaits, intrigués, Voltiger, sa cour et tous les ouvriers suivirent la bataille, qui dura deux jours. Le dragon rouge parut d'abord avoir le dessus, mais le blanc, plus agile parce que plus jeune, finit par le tuer.
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Cependant, son triomphe fut bref, car il se coucha et mourut à son tour. S'adressant à Voltiger, Merlin lui dit :
- Maintenant, tu peux faire édifier une tour. Voltiger hocha la tête. Après un temps de réflexion, il demanda :
- Saurais-tu me dire ce que signifie la bataille des deux dragons ? Merlin sourit :
- Promets-moi d'abord de ne point me malmener pour t'avoir dit la vérité.
- Je te le promets.
- Alors, écoute bien : le dragon rouge, c'est toi, Voltiger, le dragon blanc, c'est Uter Pendragon. Dans quelques jours, vous entrerez en lutte : toi pour garder, lui pour reconquérir son royaume usurpé. Et le dragon blanc sera vainqueur du dragon rouge. À ces mots, le roi pâlit. Uter Pendragon était-il donc encore un vivant avec lequel il fallait compter ? Le coeur lourd d'angoisse, il décida par prudence d'envoyer une armée à Wenchester. Pouvait-il se douter que lorsque ses gens verraient luire au soleil les bannières d'Uter Pendragon sur le bateau qui l'amenait de Petite Bretagne au-devant de cette armée menaçante, ils le reconnaîtraient aussitôt pour leur roi légitime ?
C'est ce qui arriva pourtant et Voltiger, abandonné de ses soldats et de ses amis, n'eut que le temps de s'enfuir dans un de ses châteaux forts. Il y demeura quelques jours en proie à la peur, puis, ainsi que l'avait prédit Merlin, il mourut pendant l'assaut qu'Uter Pendragon donna à la forteresse.
Jeux de Merlin
Il advint qu'Uter Pendragon, devenu roi de Grande-Bretagne entendit parler de l'extraordinaire Merlin, qui non seulement connaissait toutes choses, mais possédait encore de singuliers pouvoirs. Le roi décida donc de le faire vivre à sa cour, et envoya des messagers à sa recherche, sachant qu'il se cachait dans la forêt de Northumberland.
Un jour que l'un de ces messagers parcourait cette forêt épaisse et toute bruissante du murmure des feuilles, il aperçut, vêtu d'un bliaud élimé, les cheveux hirsutes, la barbe longue, et portant sur 1'épaule la cognée des bûcherons, un homme très maigre qui l'aborda en ces termes :
- Beau Sire, vous ne faites guère, me semble-t-il, la besogne dont vous a chargé votre seigneur...
Amusé autant que déconcerté par cette remarque, l'enquêteur s'arrêta et, d'un ton de plaisanterie, demanda au bûcheron de quoi il se mêlait. Sans répondre directement à la question, celui-ci déclara :
- Si je cherchais Merlin, il y a belle lurette que je l'aurais trouvé ! Cependant, il m'a recommandé de vous dire qu'il se rendra au palais si le roi en personne vient le quérir en cette forêt. Ce qui eut pour résultat de faire ouvrir des yeux tout ronds de stupéfaction à l'enquêteur.
- Merlin ! répétait-il. Tu connais donc Merlin... ? Le bûcheron hocha la tête, puis il disparut dans un fourré après une pantomime compliquée autant qu'intraduisible. Quand le roi Uter Pendragon apprit la chose, il n'hésita pas une seconde :
- Je pars au-devant de Merlin, dit-il. Et c'est ainsi que le roi et ses gens chevauchaient, un beau matin d'automne, à travers feuilles et buissons odorants et jaunis. Parvenus a une clairière, ils virent un troupeau de moutons, puis le jeune berger qui les gardait. Ils l'interrogèrent.
- Connaîtrais-tu Merlin, par hasard ?
- Certes, répondit le berger.
- Tu es son ami ?
- J'attends un roi et si ce roi venait, je saurais bien le mener à Merlin.
- Eh bien, conduis-nous à lui... Comme le berger se grattait la tête et paraissait hésiter, Uter Pendragon s'avança et se nomma.
- Je suis le roi lui-même, dit-il.
- Et moi je suis Merlin, dit le berger.
Les compagnons du roi poussèrent des cris d'indignation. Quoi ! Ce berger presque contrefait se prendre pour... Mais ils n'eurent pas le temps de terminer leur phrase : à la place du berger apparut le jeune enfant qui avait expliqué à Voltiger devant tous ses courtisans ce que signifiait la bataille des deux dragons. Alors, le roi et ses compagnons, fort impressionnés, le saluèrent et l'entourèrent.
C'est ainsi qu'on apprit, pour la première fois, en Grande-Bretagne, que Merlin possédait le pouvoir de se transformer à sa guise et de prendre l'apparence d'un autre. Cependant, Uter Pendragon eut beau lui promettre monts et merveilles, Merlin refusa de vivre à sa cour. Comme c'était un sage, il se contenta de remercier le roi et de l'assurer de son aide, préférant laisser aller les choses et ne point donner aux courtisans des sujets de jalousie, ce dont il eût été le premier à pâtir. Le roi s'inclina, mais dès qu'un problème se posait, qu'une question restait sans réponse, il appelait Merlin qui accourait.
Ce fut ainsi que grâce à lui, Uter Pendragon put vaincre des ennemis redoutables, les Saines, et grâce à son pouvoir d'enchanteur, donner aux soldats morts, près de Salisbury, un cimetière aux pierres tombales venues d'Islande, si longues et si lourdes que nul homme n'aurait pu les soulever, même avec un engin. Et tant que le monde durera, ces pierres seront là...
La duchesse de Tintagel
Uter Pendragon était maintenant fort et puissant ; cependant, au milieu de ses soldats, il lui arrivait de s'ennuyer. Il songeait alors à la présence d'une reine auprès de lui, mais aucune femme ne lui paraissait assez belle ni assez sage pour lui plaire. Un jour, pourtant, il décida de rassembler pour une grande fête, dans son château de Carduel, au Pays de Galles, les seigneurs des environs, avec les dames et demoiselles. Il vint beaucoup d'invités, et parmi eux, Ygerne, l'épouse du duc Hoel de Tintagel. Dès que le roi la vit, il en tomba amoureux. Mais il n'y avait place, dans le coeur de la belle Ygerne, que pour son mari, en dépit des amabilités de toutes sortes que lui prodigua son suzerain. Convaincu qu'il ne pourrait jamais la conquérir, Uter Pendragon en éprouva un si profond chagrin qu'il en serait peut-être mort, si Merlin... Oui, si Merlin l'enchanteur n'était accouru à son secours.
- Que faire ? Que faire ? gémissait le roi.
- Sire, pourriez-vous me promettre un don... ?
- Je n'ai rien à te refuser, Merlin... Merlin souriait.
Le roi songeait déjà, à son intention, à quelque récompense, mais à sa grande surprise, Merlin fit simplement préparer les chevaux.
- Voudrais-tu voyager ? demanda le roi.
- Nous allons partir tout de suite pour Tintagel, répondit Merlin. Peu avant d'arriver au château, Merlin descendit de son palefroi et cueillit une touffe d'herbe au bord du ruisseau. Puis, la donnant au roi :
- Il serait bon, sire, que vous vous en frottiez la figure, dit-il. Se demandant ce qui allait bien lui arriver, le roi se hâta d'obéir et aussitôt, il prit la taille et les traits du duc Hoel de Tintagel. Quand il se regarda dans le ruisseau, il n'en croyait pas ses yeux. À la porte du château, les guetteurs n'éprouvèrent aucun doute, et le firent entrer, le reconnaissant pour leur maître. Il était tard et la nuit ne se parait ni de lune ni d'étoiles. Qui fut encore trompée par les apparences et accueillit Uter Pendragon en croyant recevoir son époux ? Ygerne, bien sûr, pour le plus grand bonheur du roi. Hélas ! la semaine n'était pas terminée, qu'Ygerne apprenait que son mari avait été tué au cours d'un combat la nuit même où elle l'avait cru de retour. Jugez de son désarroi. La pauvre duchesse de Tintagel pleura toutes les larmes de son corps.
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Cependant, Uter Pendragon l'aimait toujours et même davantage. Il s'empressa donc de solliciter sa main. Désemparée et libre désormais, Ygerne la lui accorda. Mais, honnêtement, elle tint à ce que le roi sache ce qui lui était advenu, certaine nuit très sombre, comment elle avait cru voir son mari. Le roi hocha la tête et sourit mystérieusement.
- Ce n'est pas tout, dit Ygerne.
- Quoi donc, ma belle amie ? Et Ygerne avoua qu'elle serait bientôt mère. Alors le roi soupira et dit doucement :
- Il ne faut en parler à personne. Quand votre enfant sera né, nous le confierons à quelqu'un qui s'en occupera. Ce fut alors que Merlin rappela au roi la promesse qu'il lui avait faite, et sollicita, en guise de don, le nouveau-né.
- C'est entendu, dit Uter Pendragon, cet enfant est tien. Et Merlin le remit à l'un des plus honnêtes chevaliers du royaume, Antor, qui le fît baptiser sous le nom d'Artus et qui l'éleva en compagnie de son propre fils que l'on appelait Keu. Personne, sauf Merlin, ne se doutait du fabuleux destin qui attendait Artus.
La pierre merveilleuse
Seize années s'écoulèrent. Uter Pendragon mourut, deux ans après Ygerne. Comme il n'avait point d'héritier direct, les barons du royaume trouvèrent une solution très simple : demander à Merlin de leur en désigner un.
- Attendez le jour de Noël, répondit Merlin.
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Donc, la veille de Noël, les barons se réunirent à Londres et parmi eux se trouvait Antor avec Keu et Artus, ses deux enfants dont il ne savait à présent lequel il préférait. En procession, ils allèrent tous à la messe de minuit, puis, selon la coutume, à la messe du jour. Quand ils sortirent de 1'église, ils entendirent des cris, tout un brouhaha et ils demandèrent ce qui se passait d'extraordinaire. On leur montra une grosse pierre au milieu de la place, venue on ne sait d'où, qui ne ressemblait à rien, avec à son sommet une enclume de fer dans laquelle une épée se trouvait fichée jusqu'à la garde. Vous pensez si les langues allaient bon train. Chacun cherchait une explication à ce phénomène.
- Cela vient du ciel, disaient les uns.
- Du ciel ou de l'enfer, répliquaient les autres.
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- D'où qu'elle soit, il nous faut bénir cette pierre, dit l'évêque. Tout en s'apprêtant à accomplir ce geste pieux, il se baissa et fronça les sourcils : ce qu'il venait de découvrir le laissa quelques secondes sans voix. Puis il lut clairement, de telle façon qu'ils fussent entendus de tous, ces mots inscrits en lettres d'or sur la pierre : Celui qui ôtera cette épée sera le roi.
Il y eut alors une véritable bousculade. Tous les barons, puissants et hauts seigneurs, se précipitèrent pour lire à leur tour ces mots magiques et certains voulurent tirer au sort pour décider qui en ferait les premiers l'essai. Une querelle s'ensuivit et l'on entendait déjà le cliquetis des armes, quand l'évêque intervint en choisissant lui-même deux cent cinquante chevaliers pour tenter l'aventure. Or, pas un, malgré beaucoup de force, d'adresse et de bonne volonté, non, pas un ne parvint à faire bouger l'épée. Qui en fut amusé ? Keu et Artus, ces deux grands adolescents de seize ans qui observaient la scène d'un oeil critique. Estimant qu'eux aussi avaient droit à cette étrange « course à l'épée », la prenant comme un jeu, ils s'approchèrent de la pierre fabuleuse. Artus dit :
- Voyons si je pourrai... Mais avant qu'il eût achevé sa phrase, il tirait 1'épée par la poignée et la montrait à Keu et à Antor médusés.
- Beau fils, est-ce toi qui serais désigné... ? murmurait Antor.
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Déjà des barons accouraient, déjà des protestations véhémentes s'élevaient. Avait-on jamais vu un homme de naissance obscure devenir roi de Bretagne ? Il fallut, une fois encore, l'intervention de l'évêque pour calmer les esprits.
- Or ça, Messieurs, que diriez-vous de la Chandeleur pour recommencer l'expérience ? fit le prélat. La proposition fut adoptée, et, avec quelle impatience, tous attendirent la Chandeleur. Quand ils purent de nouveau tenter leur chance, il n'y en eut aucun qui ne montra joyeux visage. Seul Artus tira, avec autant de facilité que si elle avait été enfoncée dans une motte de beurre, la fameuse épée... Pouvait-on imaginer, dès lors, qu'il n'était pas l'élu de Dieu ? Artus fut donc sacré roi de Bretagne et la pierre merveilleuse disparut. Cependant, à cette lointaine époque comme aujourd'hui, l'unanimité n'était pas facile à faire. Et des esprits chagrins contestèrent la légitimité du roi Artus. Voilà pourquoi onze des plus puissants barons s'assemblèrent bientôt ; ils décidèrent alors de lui déclarer la guerre. Déterminés à vaincre ou à mourir, ils firent le siège du château de Kerléon où Artus s'était enfermé. Ils allaient lancer un dernier assaut contre la forteresse, quand Merlin intervint, les regardant de travers comme quelqu'un qui est très mécontent. Du haut d'une tour, il leur expliqua qu'Artus n'était pas le fils d'Antor, ni le frère de Keu, mais qu'il appartenait, par sa naissance, à un rang beaucoup plus élevé qu'aucun d'entre eux... Et pour confirmer ce qu'il avançait, il leur conta l'histoire d'Uter Pendragon et d'Ygerne. Allez donc convaincre des barons bretons ! Ceux-ci s'entêtèrent à déclarer qu'ils ne voulaient pas d'Artus pour roi, car c'était un bâtard.
Merlin, qui les voyait réunissant déjà leurs bannières pour reprendre le combat, fit alors un grand geste, jetant ainsi un enchantement. Instantanément, toutes les tentes des barons rebelles se mirent à flamber. L'incendie crépitait pendant que dans une terrible mêlée, les gens d'Artus et les gens des barons luttaient et s'entretuaient. Artus eut sa lance rompue. Et quoiqu'il fût assez mal en point, il tira aussitôt son épée, celle qu'il avait arrachée à la pierre merveilleuse. Elle portait un nom : Escalibor, ce qui signifie en hébreu « tranche fer et acier », et elle jetait autant de clarté que deux gros cierges allumés. Tout ragaillardi, Artus s'élança de nouveau dans le combat et tailla en pièces l'armée des rebelles, aidé de Keu devenu son sénéchal, d'Antor, et de beaucoup d'autres de ses fidèles, si bien qu'à la fin de la journée, les barons avaient fui, si honteux que plus ne se peut, laissant armes et vaisselles d'or et d'argent sur le terrain.
Départ pour la Carmélide
Quand le roi Artus constata les grands pouvoirs de Merlin, songeant qu'il ne pouvait se passer d'un aussi précieux concours, il l'invita à venir vivre à la cour, laquelle se tenait alors à Londres. Merlin lui conseilla de faire don, en quantité, de vêtements, d'argent et de chevaux, et d'armer nombre de nouveaux chevaliers. Artus se rendit à cet avis et ainsi se gagna les coeurs. Tous acquirent alors la conviction qu'ils ne pouvaient vivre ailleurs. Un jour, Merlin, qui connaissait l'avenir, dit a Artus :
- Sire, le moment est venu de vous engager comme simple chevalier au service du roi Léodagan de Carmélide. Vous en tirerez grand avantage. Il se garda bien d'en dire plus, bien que le roi poussât de grands cris. Quoi ! Laisser sa terre pour prêter main-forte au vieillard qu'était Léodagan, lequel avait maille à partir avec de redoutables voisins... Merlin n'y pensait pas. Or, Merlin s'obstina.
- Partez, Sire, sans tant vous inquiéter, et vous verrez ce qui arrivera. Cependant... Il s'interrompit, se lissa la barbe, et lorsque Artus lui eut demandé de poursuivre, il dit :
- Cependant, emmenez donc avec vous le roi Ban de Bénoïc et le roi Bohor de Gannes, qui sont du reste en route, à cette heure, pour vous rendre hommage. Ces deux frères, rois de Petite Bretagne, ont toutes les qualités de chevaliers. Artus fut sage et vit bien que son intérêt était de faire ce que lui conseillait Merlin. Aussi se réjouit-il de la visite des deux rois et il annonça qu'il allait immédiatement donner des ordres pour qu'il y eût en leur honneur fêtes et tournois. Merlin, cependant, soupira.
- Eh bien, dit Artus, ne dois-je point faire tendre de soieries et de tapisseries, et joncher d'herbe et de fleurs les rues de Londres?
- Certes, répondit Merlin. Il vous sied de recevoir magnifiquement. Et je gage qu'il ne manquera à votre accueil qu'une reine... Artus ne dit mot, se demandant vaguement pourquoi Merlin regrettait aujourd'hui l'absence d'une reine, et s'il était vraiment urgent d'en donner une au royaume de Bretagne. Quelques semaines plus tard, quarante preux, parmi lesquels se trouvaient Artus, Ban de Bénoïc et Bohor de Gannes, parvenaient en Carmélide et se présentaient, en se tenant par la main, au roi Léodagan, qu'ils saluèrent l'un après l'autre. Le roi Ban, qui était le plus éloquent et le plus bavard de tous, dit à Léodagan que ses compagnons et lui-même lui offraient leur service, mais à une condition.
- Messire, fit Léodagan intrigué, quelle est cette condition ?
Alors Ban lui demanda de promettre de ne jamais chercher à savoir leurs noms véritables. Comme c'était là coutume assez courante, Léodagan s'inclina. Bientôt, les guetteurs donnaient le signal, apercevant au loin les premiers coureurs ennemis et la fumée des incendies. Il y eut grand branle-bas de combat. Artus et ses compagnons s'assemblèrent sous la bannière de Merlin, où un petit dragon à longue queue et une tortue semblaient lancer des flammes. La bataille fut violente, les assaillants paraissant décidés à tout mettre en oeuvre pour obtenir la victoire : et les lances se heurtèrent et les épées frappèrent les heaumes et les écus, dans un tel tintamarre que le tonnerre n'eût pu se faire entendre. Or, il advint que les gens de Léodagan furent, un moment, en mauvaise position, enfoncés par les gens du redoutable roi Claudias de la Déserte. Léodagan fut même renversé de son cheval et pris par ses ennemis. Merlin le sut dans le même instant.
- À moi, francs Chevaliers ! s'écria-t-il en apparaissant sur le champ de bataille et en levant son enseigne flambo