dix-sept heures. L’autobus est bondé. Comme d’habitude, des personnes âgées restent debout tandis que de fringants jeunes gens sont confortablement assis. Sauvagerie ordinaire. Mais, pour une fois, les fringants jeunes gens ne sont pas les mieux lotis. Car, au fond du véhicule, une petite fille de 3 ou 4 ans, vautrée sur une banquette, occupe, elle… deux places. Et même trois. Car, cet espace lui semblant sans doute un peu restreint, elle a posé ses pieds – et ses chaussures mouillées – sur le siège d’en face. Sa mère, debout dans l’allée, non seulement ne dit rien, mais la contemple d’un air extasié.
La situation est tellement saugrenue, tellement anormale que l’on pourrait s’attendre à des protestations. Curieusement, personne n’intervient. Comme si chacun était frappé de sidération, cloué dans l’impuissance. Un vieux monsieur cependant rompt le silence. Il s’indigne de ce qu’il voit. Mais il n’a pas le temps de finir sa phrase car deux femmes l’interrompent. Et leurs propos méritent que l’on s’y arrête, car ils s’appuient sur un seul argument, de poids : le caractère sacré de l’enfant, les droits (infinis) que ce caractère sacré lui confère et l’obligation qu’ont les adultes de les respecter… s’ils l’aiment. Brandissant cette bannière, elles s’interpellent bruyamment pour renvoyer le monsieur à son archaïsme et à sa cruauté. « Il n’aime pas les enfants, le monsieur, c’est sûr ! S’il les aimait, il comprendrait. Et d’ailleurs, c’est normal qu’il ne les aime pas : il est vieux ! » Argument définitif… Parmi les voyageurs, le malaise s’est fait encore plus palpable. Personne n’ose intervenir. L’arrivée au terminus aura des allures de délivrance.
Pourquoi, au moment de parler de la politesse, raconter cette histoire ? Parce qu’elle permet d’en comprendre à la fois le sens et l’importance. Pourquoi en effet aucun voyageur n’a-t-il pu, dans cet autobus, s’opposer au comportement de cette enfant alors que, de toute évidence, personne ne l’approuvait ? De quoi avions-nous peur ? D’une « gamine » de 4 ans ? Pour étonnant que cela puisse paraître, je pense que l’on peut répondre affirmativement à cette question. À condition toutefois de préciser que ce n’est pas l’enfant dans sa réalité qui nous a réduits au silence, mais ce qu’elle représentait.
Cette enfant, par son attitude, incarnait la négation de deux choses essentielles : l’existence de l’autre (des autres) et celle des règles de vie qui, bon an mal an, nous servent habituellement de boussole. Elle n’occupait pas en effet seulement un siège – ce qui à une heure d’affluence eut été déjà contestable. Elle en occupait trois. Et l’on voyait clairement que, si elle avait pu en occuper cinq, elle l’aurait fait. Elle se posait donc (sans le savoir) en « centre du monde », en maître de tout et de tous. Y avait-il là de quoi tétaniser une assemblée d’adultes ? Oui. Oui, si l’on se rappelle que cette position de toute-puissance absolue, cette volonté d’une vie centrée sur la recherche du seul plaisir est celle du nourrisson au début de sa vie?; que nous l’avons donc tous connue. Et que nous avons tous dû (et non sans mal) y renoncer. Pour tenir compte de la réalité et de ses règles, et de ces satanés « autres » dont l’existence nous contraint à ne pas faire seulement ce que nous voulons, quand nous le voulons et comme nous le voulons… Or nous avons, dans cet autobus, assisté à une prise de pouvoir qui, faisant vaciller le temps, nous a ramenés à ce paradis perdu de nos premiers mois : une prise de pouvoir par ce que Freud nomme le « principe de plaisir ». Prise de pouvoir fascinante (cette petite fille, elle, osait ce que nous n’osions plus… quelle force !) tout autant que terrifiante. Car les limites, pour gênantes qu’elles soient, nous protègent, et nous le savons.
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